2006

Dans l’attente de l’autre. Note sur l’anthropologie de la Renaissance

por Frank Lestringant

UN DÉFI À L’ESPRIT DE SYSTÈME

Dans deux de ses livres, Nous et les autres, et Les Morales de L’Histoire[1], Tzvetan Todorov propose, entre autres relectures, un commentaire des plus décapants des deux essais américains de Montaigne, “Des Cannibales” et “Des Coches”. Décapant, mais quelque peu sommaire. Loin d’y considérer un plaidoyer en faveur de la différence et la critique corrélative des certitudes de par-deçà, comme s’accorde à le faire l’histoire littéraire depuis un siècle, T. Todorov y voit à I’œuvre une sorte d’universalisme honteux, dissimulé sous le voile d’un relativisme trop systématique pour être honnête. Montaigne ne serait nullement cet apôtre de la tolérance, moins encore ce champion de l’anticolonialisme que les générations antérieures ont trop vite reconnu en lui. II représenterait au contraire un avatar particulièrement insidieux, voire sournois, de l’ethnocentrisme. Sa largeur de vues sur les autres cultures procéderait au fond d’une indifférence définitive à autrui et d’un égotisme tout-puissant. On le constate d’emblée: quel que soit son apport, et il n’est pas négligeable, la démarche de Tzvetan Todorov n’est ni historique ni philosophique, mais, de propos délibéré, “morale”. Et cette morale s’accommode au passage de contresens flagrants. Que Montaigne ait déclaré: “Je ne dis les autres sinon pour d’autant plus me dire” (Essais, I, 26), et cela est aussitôt interprété comme un aveu de nombrilisme. Qu’il se serve des cannibales du Brésil ou des Indiens foulés par l’Espagnol comme d’une allégorie de soi, et il est taxé de fermeture au monde et d’indifférence aux valeurs. On lui attribue pour finir cette maxime aussi singulière que détestable: “Les autres ne me gênent pas parce qu’ils ne comptent pas[2].” C’est à cela que se résumerait à peu pres l’anthropologie des Essais.

Libre à chacun d’apprécier le ton cavalier, après tout salutaire, avec lequel Todorov s’en prend au premier de nos classiques. Mais on discerne aussi, ce qui est plus grave, une ignorance profonde de sa philosophie. Si Montaigne s’intéresse tant à lui-même, c’est que “chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition” (III, 2). Ce n’est pas à dire que “je est un autre”, mais qu’en vertu du nominalisme que professe l’auteur des Essais, “je est chaque autre”. Il n’est de connaissance universelle que de l’individu, de certitude que du particulier. Dès lors l’opposition que Todorov croit discerner entre le moi et le monde, entre je et les autres, s’efface dans cet échange sans cesse poursuivi et toujours incertain, il est vrai, entre l’être individuel et l’universalité du langage[3].

Le second inconvénient d’une telle méthode est qu’elle fait abstraction du contexte, pour, au mépris de la chronologie et de l’histoire des idées, opposer deux à deux les grands auteurs, en des “matchs” nécessairement inégaux[4]: Montaigne et Montesquieu, Rousseau contre Montaigne, etc. On peut douter de la loyauté de cette démarche. L’avantage du surplomb historique et, partant, d’une plus grande lucidité, appartient nécessairement au plus récent des deux auteurs ainsi appariés. La Renaissance en souffre, victime à tous les coups de ces confrontations brutales avec des époques plus proches de la nôtre et par conséquent plus douées et plus lucides. À cette sorte de ping-pong critique, il est loisible de préférer la remise en contexte historique, qui fait apparaître, par petites touches et par déplacements infinitésimaux, l’originalité d’une pensée, la révolution minuscule qui, à terme, entraîne un bouleversement des mentalités et des attitudes.

En troisième lieu, l’étiquetage qui consiste à ranger Montaigne sous la bannière du relativisme aboutit à une simplification abusive.

En tant qu’œuvre ouverte, les Essais de Montaigne ne se laissent pas ramener aisément à l’unité d’une doctrine. Les taxer d’incohérence, accuser leur auteur de ne pas obéir au principe aristotélicien de non ­contradiction, c’est moins préférer la lettre à l’esprit que s’interdire par myopie de comprendre le dessein mouvant d’une œuvre en devenir. Tzvetan Todorov a raison d’observer à propos de l’Amérique des Coches, à la fois sauvage et raffinée, nue en son enfance et parée des plus beaux atours: “Une telle série de contradictions ne peut être purement gratuite[5].” Mais faut-il pour autant prendre Montaigne la main dans le sac, et découvrir dans cette incohérence manifeste l’effet d’une dissimulation maladroite? Les préjugés de l’humanisme classique, donc occidental, reviendraient en force par-delà l’éparpillement premier de la description. Les Aztèques et les Incas ne seraient dignes d’admiration que par référence aux Spartiates et aux Romains de la République. L’autre serait ainsi deux fois nié, dans le morcellement extrême de son portrait tout d’abord, ensuite dans la réduction autoritaire de ce tableau disparate aux modèles idéaux de bravoure et de vertu légués par l’Antiquité gréco-latine. Le diagnostic est clair: l’atomisme épistémologique recouvre chez Montaigne un globalisme éthique, synonyme d’intolérance et germe d’un ethnocentrisme de la pire espèce.

Demeure, à propos de ce chapitre “Des Coches”, une question que Tzvetan Todorov se garde bien de poser: et si Montaigne jouait délibérément, non seulement de la contradiction inscrite dans son essai, mais de l’effet de surprise et d’irritation qu’elle peut susciter chez le lecteur? En d’autres termes, il se pourrait que l’exégète, dans sa condamnation violente, soit pris au piège du texte et qu’il tombe dans le traquenard d’une écriture infiniment plus rusée qu’il n’y paraît, peu réductible en effet à la petite pédagogie portative distillée par Les Morales de l’histoire.

À lire Todorov, on peut douter sérieusement de l’utilité de la Renaissance, période du reste magnifiquement oubliée dans des Théories du symbole du même auteur, qui, il est vrai, ne prétendent pas à l’exhaustivité[6]. A quoi servirait-elle, sinon à nous montrer une esquisse inaboutie, l’ébauche maladroite d’une pensée moderne qui ne trouvera guêre son expression cohérente et entière avant le siècle des Lumières? Ce positivisme étroit du critique se double d’une suspicion généralisée à l’égard d’une anthropologie cousue de fil blanc, faite de raboutages et de coutures, qu’elle est bien incapable de dissimuler. Car enfin le relativisme radical que ressassent inlassablement les Essais serait malhonnête s’il n’était infantile dans son exagération même. Passé au crible de la Political correctness en vogue outre-Atlantique, que reste-t-il d’une telle entreprise philosophique et littéraire, sinon la satisfaction solitaire, foncièrement égoïste et dérisoirement maladroite, d’un moi haissable, qui tourne le dos au monde entier, sans s’apercevoir que là seulement se trouvent ses lecteurs potentiels?

Giuliano Gliozzi a montré les limites de la méthode sémiotico­morale adoptée par Tzvetan Todorov dans La Conquête de l’Amérique et l’anachronisme de sa démarche. Dans ce premier livre “américain”, le concept d’égalité des droits, ou plutôt d’égalité juridique du divers, constitue le principal critère de jugement, comme si les chroniques du XVIe siècle étaient susceptibles de la même grille de lecture qu’un document de travail de l’Unesco[7]! C’est pour n’avoir pas su discerner cette égalité dans la diversité que Colomb aurait méconnu l’humanité des Indiens, pour les rabaisser tantôt au rang des bêtes, tantôt au statut d’enfants nus et sans raison. C’est par cette même ignorance juridique des droits de l’homme qu’un conquistador comme Cortés aurait réduit en esclavage les Indiens venus parlementer avec lui, les bras chargés d’offrandes. De cette méprise spontanée, où il entre, on en conviendra, une part non négligeable de calcul, aurait résulté la plus effroyable des catastrophes de l’histoire humaine.

Naguère Gilbert Chinard et Geoffroy Atkinson se trompaient l’un et l’autre en croyant voir dans les récits de la découverte une idéalisation spotanée du sauvage, ce dernier étant posé a priori comme inférieur[8]. A leur exemple, mais par une vaie en quelque sorte inverse, Todorov se trompe en supposant a priori des droits de l’homme évidemment inimaginables au XVIe siècle et à faire de ceux-là la pierre de touche de son interprétation de l’histoire.

L’effort légitime de l’historien pour dégager les structures mentales des acteurs et témoins de l’histoire ne doit pas dissimuler le recours nécessaire à une multiplicité de médiations culturelles qui seules permettent de circonscrire des significations dotées d’un minimum de vraisemblance historique. S’agissant de Cortés, par exemple, Todorov oublie que les Cartas ou lettres de la conquête du Mexique sont adressées à Charles Quint, roi d’Espagne et empereur d’Allemagne. La personne de l’allocutaire est déterminante dans la constitution de la société aztèque en société civilisée. Ce grand empereur chrétien a rencontré – et recouvré – un peuple digne de lui, non point brutal, mais raffiné dans ses mœurs, sa culture et son habitat, exception faite d’une religion quelque peu dérangeante par sa violence sacrificielle et de nature forcément diabolique. Si Cortés, des lors, confond “prendre” et “comprendre”, et fait de l’autre, non pas un autre soi, mais un sujet toujours déjà dominé, cela est moins du à une quelconque et vague “mentalité” qu’à cette relation de service entre vassal et suzerain, d’offrande et d’hommage – au sens féodal – de l’inférieur au supérieur.

Même contresens procédant d’un schématisme excessif à propos de la fameuse controverse de Valladolid: le débat entre Sepúlveda et Las Casas se réduit pour Todorov à l’opposition mécanique entre inégalitê et égalité[9]. La première hypothèse serait d’origine aristotélicienne; d’origine chrétienne la seconde. En fait, on sait aujourd’hui que Las Casas, dans sa méthode argumentative et sa pensée, est aussi aristotélicien que son adversaire, aussi scolastique et “médiéval” que lui, s’il est permis de parler aussi grossièrement. Quant au christianisme, nul n’ignore qu’il n’a pas toujours, et tout uniment, servi la cause de l’égalité entre les hommes!

En définitive, le vice de pensée que Todorov impute aux chroniqueurs et lettrés du temps de la Conquête est celui-là même dans lequel il tombe: il assujettit l’autre à soi, au lieu de le considérer dans sa différence. En revendiquant la subjectivité transcendante du moraliste, il méprise cet autre qui n’est certes pas l’Indien, mais l’Européen de la Renaissance, aussi lointain que lui et guère moins étranger par rapport à nous. Todorov s’intéresse moins au passé qu’à notre présent, et reste des lors prisonnier de son échelle de valeurs, incapable de reconnaître l’autonomie des valeurs de l’autre. Une telle “moralité”, ce mot que l’auteur de Nous et les autres entend dans une acception bien restrictive, est peu compatible avec le métier d’historien, lequel requiert à tout le moins du sang-froid et du recul. Faute de quoi, l’on court grand risque de manquer la seconde forme de l’altérité, qui est l’altérité historique et temporelle, sans pour autant mieux appréhender la première, culturelle et spatiale.

L’INTELLIGENCE DU PASSÉ

On peut préférer à cette démarche autoritaire et intolérante le pas incertain et tâtonnant, toujours suspendu et repris, de Montaigne. Loin d’être un repoussoir, ce dernier peut encore nous servir de modèle. II suffit de parier sur l’intelligence du passé, au sens actif de l’expression, et sur sa lucidité extrême, comme l’a fait Claude Lévi­Strauss dans une étude parue à la veille du demi-millénaire de la découverte de l’Amérique par l’Europe. Au lieu de vouloir explorer les dessous du texte et d’en suspecter d’emblée l’honnêteté intellectuelle, il convient au préalable de le lire en toute “bonne foy”, selon l’invite expressément formulée au seuil des Essais, et d’en faire l’objet d’une innutrition perspicace.

L’auteur d’Histoire de lynx s’en tient en effet à cette contradiction immédiate: “La philosophie de Montaigne pose que toute certitude a la forme a priori d’une contradiction, et qu’il n’y a rien à chercher par­dessous[10].” Au lieu de révéler une faiblesse de pensée, la contradiction montaignienne est un défi jeté à l’esprit de système. Elle traduit en termes philosophiques une sorte de “schizophrénie ontologique”, qui est celle-là même qui règne entre connaissance et action[11]. Face à une difficulté de cet ordre, la procédure inquisitoriale n’est plus de mise. Elle doit faire place à une démarche authentiquement heuristique, qui interroge avant de juger et arpente avant de clore. Pour ce faire, on laissera à l’analyse la part de jeu nécessaire sans l’enfermer des le départ dans des catégories posées a priori.

On observerait alors dans l’anthropologie de la Renaissance deux tendances contradictoires et le plus souvent associées l’une à l’autre. La première irait dans le sens de la pensée hiérarchique[12]. En subordonnant la diversité à l’unité, elle privilégie un centre, une origine et une fin uniques. C’est par exemple l’application au Nouveau Monde de la doctrine monogéniste, parfaitement conforme du reste à la leçon de l’Écriture sainte: Philippe Duplessis-Mornay, dans son traité De la vérité de la relígíon chrestienne en 1581, et à sa suite le poète Guillaume de Saluste du Barras, dans La Seconde Semaine, emploient des trésors d’ingéniosité pour montrer comment la descendance des trois fils de Noé a suffi, au lendemain du Déluge, à peupler la totalité des quatre continents[13]. Le dessin continu des isthmes et des détroits, la filiation ininterrompue de généalogies étirées sur la carte des continents permettront de rattacher à un nœud initial le complexe écheveau dévidé au cours des millénaires par la race humaine.

La seconde tendance est celle de l’émiettement et de la disparate. Comme la pensée philosophique, au sens large, de la Renaissance est engluée dans le concret, elle ne s’élève jamais, dans ses généralisations, au degré d’abstraction qui nous paraîtrait nécessaire. Dans une page fameuse de I’Apologie de Raimond Sebond (Essais, II, 12), Montaigne, pour parvenir à la conclusion, toute nominaliste, que “nous n’avons aucune communication à l’être”, file la métaphore héraclitéenne du fleuve et de l’écoulement, en la mariant au mythe platonicien des ombres de la caverne[14]. Pour dire le néant de toute certitude sur le monde et sur moi, la nature entière et son peuple de métaphores sont subitement convoqués:

Toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpétuelle[15].

L’argumentation philosophique emprunte le vêtement charnel de la poésie. Michel Jeanneret le rappelait naguère: ce passage capital de I’Apologie suit de près le discours de Pythagore sur le flux universel, tel qu’il est rapporté au livre XV des Métamorphoses d’Ovide[16].

Pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, on constate que, chez Duplessis-Mornay et Du Banas, la théorie du monogénisme a besoin du support visuel de la carte pour rencontrer sa vérification.

La mappemonde est l’auxiliaire nécessaire de la “méditation cosmographique[17]“. Dans le détail se découvre, au lieu de la continuité escomptée, un émiettement de données brutes et d’interminables listes de toponymes, qui semblent s’engendrer par les lois de l’écriture automatique. Une bigarrure de noms barbares, un bariolage géographique remplissent le cadre, largement étalé au regard, d’une pensée qui se voit, qui se touche, pour mieux se concevoir.

La même remarque s’applique à l’anthropologie d’un André Thevet, telle qu’elle se dessine en 1557 dans Les Singularitez de la France Antarctique[18]. Loin de donner de l’Indien du Brésil une image pleine et cohérente, il multiplie à son sujet les caractérisations fragmentaires, voire discordantes. Le sauvage selon Thevet n’est que la somme de traits particuliers et circonstanciels, c’est-à-dire qu’il condense en lui-même un catalogue de “singularités” irréductibles et contradictoires: cruel et débauché, vertueux et hospitalier, homme d’honneur et “grand larron”, etc. Les qualificatifs qui lui sont appliqués tour à tour ou simultanément apparaissent réglés en fonction d’un code constamment mobile qui se modèle, de détail en détail, sur la particularité à chaque fois mise en relief. C’est à “toutes les circonstances diverses” qui font l'”Amérique”, à savoir l’Indien Tupinamba du Brésil, que s’intéresse Thevet, et non pas à cet universel singulier qui constituera plus tard l’homme de la nature.

Cette tension entre la quête obstinée de l’unité et l’étonnement face à l’admirable variété du monde[19] n’est jamais résolue. Un tel inachevement, une pareille ouverture font tout le prix de la pensée de la Renaissance dans le domaine de ce que naus appellerions les sciences humaines. Elles lui interdisent, aussi bien chez Thevet que chez Montaigne, de verser tout uniment dans l’ethnocentrisme.

Dispositif labile, en balancier, d’une pensée qui est sans cesse renvoyée du principe d’unité au spectade de la diversité. L’unité, quoique postulée d’entrée de jeu, est minée insensiblement par le jeu des différences et des analogies. Le surplomb hiérarchique est contredit par la prolifération rhizomatique[20], subreptice et horizontale.

Telle serait, dans son inachevement et ses contradictions, l’anthropologie de la Renaissance à son déclin. Il se trouve que cette pensée en crise s’accorde assez bien à notre fin de siècle. Le refus d’une pensée globale, qui ne tolère de restes que pour les jeter dans les poubelles de l’Histoire, l’aversion pour des systèmes qui prétendent résoudre en équations la totalité du réel, créent une affinité profonde entre cet humanisme de transition et la remise en cause des grandes philosophies qui ont dominé la vie intellectuelle des cent années écoulées. Non seulement Montaigne est justiciable d’une telle lecture “postmoderne”[21], mais aussi les artisans plus modestes d’une déconstruction du savoir hérité de l’Antiquité, soit que, comme Thevet, ils revendiquent hautement et vainement cet empire perdu sur les choses, soit que, plus humblement, comme Louis Le Roy, l’auteur du traité De la vicissitude, ils en approfondissent interminablement le deuil[22].

L’ALTÉRITÉ RÉDUITE: L’EXEMPLE DES INVENTEURS

Analysant, dans Histoire de lynx, une familie de mythes ayant trait à la gémellité, Claude Lévi-Strauss remarque que dans la pensée des Amérindiens la place des Blancs était marquée en creux: “Ils étaient de ce fait prêts à les accueillir.” C’est l’intuition profonde qu’exprime la “pensée sauvage”: “Toute unité renferme une dualité, et quand celle-ci s’actualise, quoi qu’on désire et quoi qu’on fasse, il ne peut y avoir d’égalité véritable entre les deux moitiés[23].” Le “déséquilibre dynamique” qui en résulte assure le bon fonctionnement du système, ordre cosmologique, cycle des saisons et des cultures, alternance de la guerre et de la paix. Avec la Découverte ou ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler la Rencontre, l’inégalité des deux Jumeaux mythiques devient sans difficulté celle de l’Indien et du Blanc.

Au contraire, la pensée occidentale était beaucoup moins capable d’admettre l’autre, sauf à le réduire au même, en une entreprise d’asujettissement et d’assimilation. Prenons par exemple un petit livre qui eut une vogue extraordinaire tout au long du XVIe siècle, le Livre des Inventeurs ou, sous son titre latin, le De inventoribus rerum, dont l’auteur, l’humaniste et historien Polydore Vergile, originaire d’Urbino, a partagé sa carrière entre l’Italie et l’Angleterre. Modeste dans son volume, mais terrible et réducteur dans ses effets, le Livre des Inventeurs constitue une formidable machine à assimiler. Le comparatisme mythographique s’y ramène à une vérité unique, qui est celle du christianisme, les dieux et demi-dieux des autres traditions ne constituant jamais que des leurres, au mieux des prête-noms[24].

Pour le latin Pline l’Ancien, le catalogue des inventeurs, au livre VII de l’Histoire naturelle, avait pour fonction de procéder à une distribution géographique des mérites selon les différents peuples du bassin méditerranéen qui, tous à quelque titre, pouvaient s’honorer d’avoir contribué au bonheur commun. Aux Phéniciens revenait l’honneur de la navigation suivant les astres, aux Égyptiens l’invention de l’alphabet et du tissage, aux Phrygiens celle du chariot à quatre roues. Le Crétois Dédale avait découvert l’art de la “charpenterie”, le Phénicien Cadmus le secret de l’extraction et de la fonte de l’or, le Thébain Tirésias la divination d’après le vol et le cri des oiseaux[25].

Avec Polydore Vergile, en cela tributaire du Contre Apion de Flavius Josèphe[26], la vérité ultime de la Bible renvoie au néant de la fable les prétentions concurrentes des autres nations. Caïn invente le labourage bien avant la naissance de Céres, de déesse ravalée au rang d’humble mortelle. Noé supplante Bacchus et Moïse n’attend pas Hercule pour innover dans l’art de la guerre. La voix des Patriarches et des Juges étouffe désormais le concert somme toute harmonieux des diverses revendications nationales. Au lieu d’opérer une synthèse entre des traditions complémentaires, l’évhémérisme d’après l’Évangile impose la solitude intransigeante d’une Vérité unique.

Lecteur de Polydore Vergile, dont il élargit la leçon aux peuples du Nouveau Monde, André Thevet hérite de ce principe d’exclusion. Lui faut-il rappeler les âges de l’humanité primitive? Il réfute au nom de la Genèse la fable des poètes Virgile, “au premier de ses Géorgiques” et Ovide, qui ont supposé “que les hommes universellement en toute la terre ayent vescu de mesme les bestes brutes[27]“. L’Éden n’est pas l’Age d’or, et le travail d’un Adam jardinier éloigne dès l’origine l’humanité de la paresse où se vautre l’animal[28]. Evoquant ensuite le “labourage d’Abel”, par confusion avec son frère Caïn et dans le but, sans doute, de glorifier l’agriculture[29], Thevet achève de ruiner les fictions du paganisme au profit du labeur originel: les sauvages du Brésil, qui cultivent manioc et maïs, se rattachent, en dépit de leur ignorance et de leur rudesse, à l’humanité travailleuse.

Le privilège détenu par la tradition judéo-chrétienne vis-à-vis de la mythologie païenne se retrouve face aux “beaux comptes” des Amérindiens touchant leurs origines. L’auteur des Singularitez de la France Antarctique se plaït à souligner le contraste: la “brutalité aveugle” des pauvres “Amériques” (le terme désigne ici les Tupinikin) se manifeste par exemple dans le crédit qu’ils accordent à leurs chamans et à leurs vaines “sorceries” (sorcelleries)[30]. Pour conclure le chapitre qu’il consacre aux visions et persécutions du malin esprit, Thevet invite le lecteur à se tourner vers la Bible et à confondre dans la même réprobation l’idolâtrie des “anciens Gentils” et le respect superstitieux que les sauvages vouent à leurs “Pages ou Charaïbes, qui vaut autant à dire comme Demi-dieux”[31].

De la mythologie amérindienne des origines, il y a peu à retenir, sinon ce qui s’accorde avec la Révélation, à savoir la croyance en la vie éternelle et le souvenir d’un déluge universel d’eau et de feu, largement attesté dans toute l’aire brésilienne et amazonienne[32]. Quant aux mythes des inventeurs, tout au plus laissera-t-on aux Indiens ceux qui ont trait aux productions exotiques. Autant s’en remettre à leur “traditive” pour rendre compte de l’invention de la culture du manioc, pauvre ersatz du pain dont ils sont dépourvus, et c’est la part essentielle qui revient à Maire-Monan, le héros civilisateur des Tupi[33]. Partout ailleurs Polydore Vergile a le dernier mot, mobilisé à l’instant ultime pour clore le débat. En définitive, le sauvage sert de repoussoir au chrétien d’Europe, riche quant à lui, et pour peu qu’il respecte les commandements, de son élection divine et de la certitude de la Rédemption à venir. Le catalogue des inventeurs irait donc au secours d’une pensée hiérarchique, rehaussant d’autant le privilège dévolu à la chrétienté sur le reste du monde.

MYTHOLOGIQUES DU XVIe SIÈCLE

Mais si la grille généalogique du traité Des inventeurs supplante la fruste mythologie des Tupinamba, elle ne l’intègre pas complètement. De moins en moins maîtrisés au fur et à mesure que l’œuvre brésilienne de Thevet s’amplifie, en passant par les étapes ultérieures de la Cosmographie universelle (1575) et de l’Histoire de deux voyages aux Indes Australes et Occidentales (circa 1588), les “beaux contes” des Tupinamba ne tardent guère à faire éclater la structure en parallèles que tracent les Singularitez.

Des 1575, au livre XXI de sa Cosmographie universelle, Thevet compose ce que l’on pourrait appeler des Mythologiques du Brésil, au sens de Claude Lévi-Strauss[34], c’est-à-dire une suite polyphonique de mythes qui narrent la création du monde, les métamorphoses et la mort de Maire-Monan, le héros culturel, le déluge universel et les différents âges de l’humanité. Non content par exemple de rapporter le récit du déluge et des deux frères, il en juxtapose deux variantes distinctes, selon Alfred Métraux, ou deux étages successifs, comme le veut Claude Lévi­ Strauss, qui est le dernier à avoir analysé ce mythe[35]. II faut sans doute voir là le souci, qui est de règle dans l’art du “bricolage”, de faire usage du moindre matériau, mais on peut aussi découvrir dans ce schéma itératif l’obscure prescience du principe qu’un mythe se définit par “l’ensemble de ses variantes”[36].

Plus près de la parole indienne que nous ne le sommes aujourd’hui, largement démuni de la raison critique qui pénètre et discerne, mais aussi découpe et censure, moins bien armé pour comprendre que les anthropologues des deux derniers siècles, mais tout simplement curieux d’entendre, Thevet nous a livré presque intacte “une véritable Genèse amérindienne”[37]. A ce sujet, Lévi-Strauss remarque:

Tout mythe a une structure qui commande l’attention et retentit sur la mémoire de l’auditeur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les mythes peuvent se transmettre par la tradition orale. Ce qui vaut pour l’auditeur indigène et le rendra capable de répéter le mythe vaut, sans doute dans une moindre mesure, pour un auditeur aussi mal préparé que pouvait l’être au XVIe siècle un moine cordelier français: Thevet n’a pas choisi d’entendre et de retenir n’importe quoi[38].

Le traité De inventoribus rerum est donc progressivement oublié au profit des redondances orales d’une cosmogonie indigène où se glisse encore, ici et là, une esquisse de comparaison. Les transformations de Maire-Monan rappellent à Thevet les enchantements de Circé[39], et les héritiers de Maire-Ata, qui doivent subir une série d’épreuves pour prouver l’origine de leur sang, sont mis en parallèle avec les chevaliers “qui estoient feez pour la conqueste du Sainct Graal en la grand Bretaigne”[40]. De cadre structurant, la comparaison assimilatrice s’est retournée en un motif ornemental, formant de brèves incises dans la longue chaîne des avatars des héros civilisateurs.

Si on se reporte une dernière fois aux Singularitez, on découvre que le traité De inventoribus rerum joue chez Thevet un rôle plus ambigu qu’il n’a semblé de prime abord. Il arrive en effet que Polydore Vergile entretienne avec la “pensée sauvage” des Tupinamba une relation de type rhizomatique, si l’on yeut bien reprendre ici la catégorie proposée par Deleuze et Guattari[41]. A l’exception des chapitres sur la religion, où le rapport hiérarchique d’exclusion est clairement formulé, le privilège dévolu à la culture occidentale et chrétienne n’apparaît pas toujours avec une netteté aussi grande. Se dessine alors une liaison par imbrication réciproque entre la culture humaniste et la tradition indigène, transmise de bouche à oreille. En d’autres termes la mythologie indienne contamine de ses effets le discours du “singularisateur”. Dans le chapitre consacré à l’agriculture, le “labourage d’Abel”, fruit d’une lecture distraite de la Bible, était corroboré par la culture du manioc et des fèves chez les Tupinamba. Le mythe d’origine des Indiens confirmait en ce cas l’autorité de l’Écriture aux dépens des fictions des poètes grecs et latins[42]. Le mythe de l’origine du feu, qui se rattache à l'”opinion des Sauvages touchant un deluge”[43], entraîne quant à lui une confirmation d’une autre sorte. Diodore, dont l’avis est transmis à Thevet par Polydore Vergile, attribuait à Vulcain l’invention du feu. C’était affirmer du même coup que l’humanité n’avait pas toujours été détentrice de ce précieux outil de culture. Or les Indiens ne pensent pas différemment, “lesquels paravant l’invention du feu, mangeoient leurs viandes seichées à la fumée”[44].

Le passage allait valoir à Thevet les cinglantes moqueries de Jean de Léry, invoquant “ceste maxime de Physique tournée en proverbe”, qui veut qu’il n’y ait “point de feu sans fumée” ou, réciproquement, de fumée sans feu[45]. Mais la pensée sauvage inflige un démenti formel à la raison raisonnante de Léry et à la prétendue sagesse des nations. En effet, l’opposition du feu et de la fumée est moins absurde qu’il ne semble. L’anthropologie structurale nous a habitués à distinguer ces ”catégories empiriques” du cru et du cuit, du fumé et du rôti, qui servent d’outils conceptuels à la pensée sauvage. En ce sens la “viande” (au sens général de nourriture) séchée à la fumée – ou bien au soleil, dans les variations Gé sur l’origine du feu[46] – apparaît dans un rapport de contradiction avec l’aliment cuit au feu de bois: c’est là tout l’écart qui sépare la nature de la culture, et qu’a permis de franchir l’intervention du grand Caraïbe Maire Monan. À en croire Thevet, cette connaissance aurait été communiquée aux Indiens durant leur sommeil, “quelque temps après un deluge, lequel ils maintiennent avoir esté autrefois”[47].

De part et d’autre de cette nuit de la révélation, deux étapes de l’histoire s’écartent définitivement, tout comme l’humanité apte à l’art culinaire tourne le dos à l’animal condamné à dévorer crus ses aliments. La transformation de la nourriture par le feu éloigne sans retour la nation indienne de ses origines aveugles. La simple fumée, en revanche, ne traçait par rapport à l’animalité qu’une frontière indécise et précaire, que la maîtrise du feu de cuisine rétablit dans sa netteté. Situé au-delà de cette coupure fondatrice, le cannibalisme tupinamba, illuminé par la clarté des foyers, ne semblera jamais aussi scandaleux à l’observateur européen que pouvait l’être l’omophagie des Anthropophages, ce peuple monstrueux que les Anciens repoussaient aux limites extrêmes du monde connu.

On ne saurait dire si Thevet, dans un passage comme celui-là, a adapté la réalité indienne à Polydore Vergile ou Polydore Vergile à l’impérieuse logique mythique des Amérindiens.

ALTÉRITÉS CONFESSIONNELLES

Encore le manuel de Polydore Vergile n’a-t-il pas la simplicité et le schématisme que nous lui avons supposés. Pour peu qu’on le replace dans la diachronie, ou tout simplement dans l’histoire de son temps, on s’aperçoit de son caractère problématique. Aux trois premiers livres du De inventoribus, publiés des 1499, Polydore Vergile, vingt-deux ans plus tard, en ajoutait cinq autres, consacrés aux origines et aux institutions de l’Église: à “l’exaltante épopée de l’homo faber” succédait l’itinéraire de l’homo religiosus, prétexte à un examen fortement critique de la vie de l’Église depuis les origines jusqu’au XVIe siècle[48]. Comme l’a noté Denys Hay[49], ce n’était pas modifier l’œuvre dans son principe. D’entrée de jeu, l’humaniste d’Urbino poursuivait, sur la voie ouverte par Flavius Josèphe en faveur de la culture juive et reprise, au bénéfice cette fois du peuple chrétien, par Eusèbe en sa Préparation évangélique, une entreprise apologétique fondée sur la comparaison des mythes. Le problème est que cette addition déséquilibrait l’ouvrage et lui donnait un sens imprévu.

En effet, parler des “inventions” de l’Église depuis les premiers temps n’allait pas sans risque, d’autant que Vergile reprenait à son compte les violentes critiques d’Érasme. L’édition augmentée du De inventoribus rerum qui paraít en 1521, l’année de la diète de Worms, fait la part belle à l’Église primitive, d’ordonnance divine, pour rejeter comme “observances judaïques” les “inventions”, en matière ecclésiastique, postérieures au temps des Apôtres, telles que le jeune, la pénitence, le deuil ostentatoire, le culte des images, etc. C’étaient autant d’arguments apportés à la Réforme, qui dénonçait avec Luther et bientôt Calvin l’infidélité de l’Église de Rome envers le message évangélique. Polydote Vergile fut donc recruté par les adversaires du catholicisme et dans le même temps mis à l’Index par les gardiens de l’orthodoxie religieuse. Dès 1549 le De inventoribus rerum était condamné par la Faculté de théologie de l’Université de Paris, la vieille Sorbonne à laquelle, quelques années plus tôt, Rabelais s’en était pris[50]. Cependant Polydore Vergile louvoyait. On le voit approuver le schisme d’Henri VIII, puis la Réforme du jeune Edouard VI, son successeur. Mais il finit ses jours à Urbino le 18 avril 1555, muni des sacrements de l’Église catholique[51].

Dans Les Singularitez de la France Antarctique, Thevet, prudemment, a puisé par priorité dans les trais premiers livres du traité de Polydore Vergile, et non dans les cinq autres ajoutés en 1521. Le comparatisme culturel qu’il met en place ne heurte aucun dogme, aucune certitude admise. Sans doute. II reste que l’outil dont il se sert dans ce livre publié en 1557, c’est-à-dire huit ans après sa condamnation par la Sorbonne, contient en puissance une charge critique qu’il pouvait difficilement ignorer.

Au même moment ou presque, Jean-Baptiste Trento, réformé italien réfugié à Genève, composait une gigantesque Mappe-Monde nouvelle papistique décrivant les territoires imaginaires de la papauté. Dans cette carte allégorique qui représente tout à la fois le monde et la ville de Rome à l’intérieur de la bouche du diable, on voit les réformateurs manter à l’assaut des murailles, la Bible et le glaive à la main[52]. Les prêtres théophages, qui peuplent la province de Messe, sont assimilés à des sauvages du Nouveau Monde, “nus de charité” et avides de chair humaine. Ils affirment la réalité de la transsubstantiation et dévorent à belles dents le corps de Jésus-Christ, un corps qu’ils découpent et distribuent jour après jour aux fidèles de toute la chrétienté. Ces “bouchers” sont “de ceste race cruelle des Canibales du Brèsil, lesquels mangent de la chair humaine”. Bien plus, le Brésil est plus peuplé de Cannibales que jamais! Car “ces Canibales ont envoyé quelques trouppes de gens en ce pays, et ont laissé de leur race par tout le monde Papistique, tellement qu’il y a plus de Canibales à ceste heure, et sont plus cruels et barbares que ceux qui sont nez au Brèsil”[53]. On peut voir là une allusion aux premières missions catholiques, et notamment jésuites, en ce pays.

Dans l’Histoire de la Mappe-Monde Papistique ou commentaire de la carte, Polydore Vergile est l’une des sources les plus fréquemment alléguées. Il s’agit de montrer, à travers le livre des Inventeurs, l’origine toute récente de l’Église papiste, une Église qui n’a décidément rien de commun avec celle de Jésus-Christ et des apôtres. Sur des chapitres aussi différents que le jeûne, les images, les ornements, les hôpitaux, l’encens, les bulles scellées de plomb, les sonneries de cloches, les psaumes chantés en faux-bourdon, l’habit de pourpre des cardinaux ou les particularités vestimentaires des divers ordres monastiques, “l’inventivité” est presque infinie, la faculté d’innovation sans limites. C’est de la sorte à une véritable enquête ethnographique que se livre Trento, jetant un regard éloigné sur le spectade en vérité fort effrayant de l’Église dominante. Le Brésil de Trento, à la fois monstrueux et fascinant, c’est la Rome toute proche des papes, une altérité plus redoutable en vérité que celle d’Indiens de caricature.

On a vu l’Occident réticent à accueillir l’autre, voire à admettre tout simplement son existence. En vérité, ce refus revêt deux formes différentes et complémentaires. Tantôt l’autre est ramené au même, et c’est l’attitude que dénoncent les adversaires de l’ethnocentrisme, de Claude Lévi-Strauss à Tzvetan Todorov. Tantôt, à l’inverse, toujours prompt à rejeter, à excommunier et à exclure, l’Occidental discerne l’autre dans le même, dans le voisin, le parent ou le frère. Dans le premier cas, c’est le chrétien incapable de faire une place au “païent” ou au “gentil”, sauf à vouloir le convertir et à le réunir à l’Église universelle. Le second cas est celui des frères ennemis, le catholique et le protestant, qui, durant les guerres de Religion, s’accusent mutuellement de sauvagerie et de bestialité. Il ne fait pas de doute pour le catholique que le protestant ne soit un hérétique, un juif ou un barbare, dont les blasphèmes et la violence iconoclaste le révoltent. Réciproquement le protestant reconnaît dans le catholique un Cannibale et, qui plus est, un idolâtre et un mange-Dieu[54]. Telle est l’hypothèse que développe la Mappe-Monde Papistique. Dans son intolérance foncière, ici et là, la démarche est réductrice et appauvrissante. Ou bien elle s’oblige à discerner du même dans l’autre; ou bien, horrifiée et scandalisée, elle découvre l’autre dans le même, le lointain dans le proche, le monstrueux au cœur du familier. À peine entrebâillée sur l’ailleurs, la porte est violemment refermée. Tout cela, en définitive, n’aura été qu’un mauvais rêve. On reste entre gens de bonne compagnie, dans un dialogue infiniment repris avec soi-même.

UNE PLACE POUR L’AUTRE? LÉRY, MONTAIGNE

L’autre inquiète, l’autre effraie. Le voilà donc rejeté et annihilé, qu’il vienne de l’extérieur, comme l’Amérindien, ou, comme le juif, l’hérétique ou le chrétien minoritaire, de l’intérieur même de la société “anthropémique” – une société qui “vomit” l’intrus au lieu de l’ingérer, à la différence des sociétés anthropophages[55]. Certes, mais là ne s’arrête pas l’histoire de l’altérité en Occident. Il suffit que les deux types d’étrangeté convergent et que les deux crises se chevauchent pour que l’expulsion devienne impraticable en fait, et c’est ce qui se produit vers le milieu du XVIe siècle en France, lorsqu’à la découverte du Cannibale se superpose le schisme consécutif à la Réforme et aux persécutions religieuses.

Cette inquiétude et cet effroi, dira-t-on, sont étrangers à Thevet, comme avant lui au Normand Binot Paulmier de Gonneville ou au Portugais Pero Vaz de Caminha[56]. Mais chez ces observateurs à l’esprit pratique et possédant au plus haut degré le sens du concret, on constate que l’autre n’existe pas réellement en tant que tel, décomposé en une somme de singularités, subordonné à une intentionnalité qui varie au fil du récit, selon les circonstances et les impératifs de l’enquête.

Il en va différemment avec la “révolution sociologique”[57] conduite par Jean de Léry et Montaigne, à partir des mêmes Indiens Tupinikin et de la même expérience coloniale de la France Antarctique. Car ce qui se passe dans le Brésil de la découverte échappe dans une certaine mesure au processus réducteur décrit par Claude Lévi-Strauss. Le “repli sur soi”, “la frilosité”, “la cécité volontaire” observables chez un Acosta, voire un Las Casas ou un Thevet[58] – quand ce dernier ne se borne pas à collecter les mythes indiens, mais qu’il juge et condamne ne sont pas le fait de tous les Européens de la Renaissance.

II y eut Léry. Il y eut Montaigne. Léry et sa nostalgie du Brésil: “Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages”[59]. Montaigne et sa sentence fameuse: “Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage”[60]. II y eut surtout l’échec providentiel des Français à Guanabara. Un échec plus fécond pour la pensée anthropologique que bien des victoires et bien des empires. Dans l’éphémère France Antarctique de Villegagnon (1555-1560), la division religieuse fit que l’Européen en l’espèce, le Français-n’opposa pas un front uni à l’Amérindien[61].

Le divorce surgi entre protestants et catholiques de la colonie engendra à l’intérieur de celle-ci une situation de “frères ennemis”. Le pôle du colonisateur se trouvant fracturé, il en résulta une vision diffractée, dont la principale conséquence fut de reconnaître, avec Léry, puis Montaigne, la part de barbarie présente dans notre société, et, à l’inverse, celle de civilité inhérente à la société prétendument sauvage. En outre, deux descriptions concurrentes découlèrent de ce miroir brisé: celle du catholique Thevet qui déversa l’abondante matière de ses Mythologiques du Brésil pour occuper le terrain et faire pièce à l’adversaire, et celle de Jean de Léry qui, à force de considérer dans l’Indien un double, finit par accentuer jusqu’à l’incompréhension l’écart anthropologique entre le catholique français et le Français protestant.

L’lndien en fut-il mieux compris? Rien n’est moins sûr. Mais dans la lutte mortelle que se livraient alors les frères ennemis de France, il joua à son insu le rôle d’arbitre lointain et, peut-on supposer, incrédule.

Notes

  1. Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Seuil, Paris, 1989, pp. 51-64. Du même, Les Morales de l’histoire, Grasset, Paris, 1991, pp. 63-78. Dans l’un de ses derniers articles, “Tre studi sulla scoperta culturale del Nuovo Mondo”, in Rivista storica italiana, anno XCVII, fase. 1, 1985, pp. 160- 176, Giuliano Gliozzi avait rendu compre d’un livre antérieur de T. Todorov, La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre (Éditions du Seuil, Paris, 1982; trad. italienne, Turin, Einaudi, 1984), ou se dessinait déjà cette enquête “morale” et moralisante.
  2. Tzvetan Todorov, Nous et les autres, op. cit., p. 62.
  3. Voir Antoine Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Éditions du Seuil, Paris, 1980.
  4. Ce procédé est en quelque sorte avoué par prétérition par Tzvetan Todorov à propos de la controverse entre Sepúlveda et Las Casas: “Il ne s’agit pas, plus de quatre cents ans après les faits, de déclarer match nul entre les adversaires d’antan” (Les Morales de l’Histoire, p. 64).
  5. Les Morales de l’histoire, p. 67.
  6. Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Seuil, Paris, 1977.
  7. Giuliano Gliozzi, “Tre studi sulla scoperta culturale del Nuovo Mondo”, art. cit., 1985, p. 161. G. Gliozzi rend compte ici de Tzvetan Todorov, La Conquête de l’Amérique. La question de l’autre, op. cit.
  8. C’est la critique développée par Giuliano Gliozzi dans l’introduction de son livre, Adamo e il Nuovo Mondo. La nascita dell’antropologia come ideologia coloniale: dalle genealogie bibliche alle teorie razziali (1500-1700), La Nuova Italia, Florence, 1977, pp. 1-12; trad. fr., Adam et le Nouveau Monde, Théétete éditions, Lecques, 2000, pp. 11-20.
  9. G. Gliozzi, art. cit., 1985, p. 163.
  10. Claude Lévi-Strauss, Histoire de lynx, Plon, Paris, 1991, chap. XVIII: “En relisant Montaigne”, pp. 277-297, et notamment p. 288.
  11. Ibid.
  12. Dans un sens plus large que celui où l’entend Louis Dumont, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, 2e éd., Gallimard, Paris, 1979. Pour une application rigoureuse de ce concept à la pensée de la Renaissance, cf Jean Lecointe, “Structures hiérarchiques et théorie critique à la Renaissance”, in Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, T. LII, 1990, Nº 3, pp. 529-560.
  13. Philippe Duplessis-Mornay, De la verité de la religion chrestienne, Christophe Plancin, Anvers, 1581, eh. VIII: “De quand le monde a eu son commencement”. Cf Guillaume de Saluste du Bartas, La Seconde Semaine, “Journée seconde”, livre VII: “Les Colonies”, éd. par Y. Bellenger et al, Paris, S.T.F.M., T. II, 1992, pp. 361-419. Cette filiation a été mise en lumière par Giuliano Gliozzi, Adamo, op. cit., pp. 332- 338 et 381-388; trad. fr., pp. 268-272 et 317-321.
  14. Montaigne, Essais, II, 12, éd. Pierre Villey, PUF, Paris, 1965, p. 601. Page commentée par Claude Lévi-Strauss, loc. cit.
  15. Montaigne, ibid.
  16. Michel Jeanneret, “… ‘Et la forme se perd’. Structures mobiles à la Renaissance”, in Littérature Nº 85, février 1992, pp. 18-30, et plus particulièrement pp. 20-21. Du même, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres, de Vinci à Montaigne, Macula, “Argô”, Paris, 1997, pp. 80-83.
  17. Pour ce concept, emprunté à Mercator, voir Frank Lestringant, L’Atelier du cosmographe ou l’image du monde à la Renaissance, Albin Michel, Paris, 1991, pp. 17 et 69-70, et surtout Jean-Marc Besse, Les Grandeurs de la Terre. Aspects du savoir géographique à la Renaissance, ENS Editions, Lyon, 2003, chap. IX, “La méditation géographique”, pp. 309-336.
  18. André Thevet, Les Singularitez de la France Antarctique, les héritiers de M. de La Porte, Paris, 1557. Réédition sous le titre: Le Brésil d’André Thevet, Editions Chandeigne, Paris, 1997.
  19. Jean Céard, La Nature et les prodiges. L’insolite, en France, au XVIe siècle, Droz, Genève, 1977, pp. 229-408.
  20. Au sens de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Rhizome {Introduction), Minuit, Paris, 1976.
  21. Voir Antoine Compagnon, “Montaigne chez les postmodernes”, in Critique Nº 433-434, juin-juillet 1983, pp. 522-534, qui commente en particulier l’ouvrage de Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, Paris, 1982.
  22. Louis Le Roy, De la vicissitude ou variété des choses en l’univers, Pierre L’Huillier, Paris, 1575. Réédition par Philippe Desan: Fayard, Paris, “Corpus des œuvres de philosophie en langue française”, 1988.
  23. Claude Lévi-Srrauss, Histoire de lynx, op. cit., p. 92.
  24. Sur le dessein de Polydore Vergile, voir Denys Hay, Polydore Vergil Renaissance Historian and Man of Letters, The Clarendon Press, Oxford, 1952, chap. III: “De inventoribus rerum”. Cf Romano Ruggeri, Un amico di Erasmo: Polidoro Virgili, Quattro Venti, Urbino, 1992, pp. 12-16.
  25. Tous ces “inventeurs” sont mentionnés par Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 56.
  26. Denys Hay, op. cit., chap. III, p. 58.
  27. André Thevet, Les Singularitez, op. cit., 1557, f. 113 vº; rééd. 1997, p. 223. D’après Polydore Vergile, Les inventeurs des choses qui ont estre, J. Longis et V. Sertenas, Paris, 1544, III, 2, f. 99. Cf Virgile, Géorgiques, I, 147-149.
  28. Comme Guillaume de Saluste, du Barras le suggère dans L’Éden (Seconde Semaine, Premier Jour), vol. 271 sqq. Voir sur ce point ma communication: “L’Art imite la Nature/la Nature imite l’Art: Dieu, du Barras et l’Éden”, in J. Dauphiné (éd.), Du Bartas poète encyclopédique du XVI” siècle, La Manufacture, Lyon, 1988, pp. 167-184.
  29. Ce lapsus de Thevet (Les Singularitez, f. 113 vº; rééd., p. 223), qui a écarté Caïn pour faire du berger Abel un laboureur, déclenchera les sarcasmes de Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, 3e éd., Antoine Chuppin, Genève, 1585, Préface, f. qqq 3.
  30. A. Thevet, Les Singularitez, chap. 36, f. 68 rº; rééd., p. 148.
  31. A. Thevet, op. cit., chap. 35, f. 65 rº-v°; rééd., p. 144.
  32. Voir Suzanne Lussagnet (éd.), Le Brésil et les Brésiliens par André Thevet (Les Français en Amérique pendant la seconde moitié du XVIe siècle, T. I), PUF, Paris, 1953, 39, note 2, et p. 45, note 1. L’opinion du Déluge est évoquée dans Les Singularitez, chap. 53, f. 101 vº-102 rº. On sair l’importance que les missionnaires attacheront à ce mythe, élément essentiel en faveur de la prisca theologia.
  33. A. Thevet, Les Singularitez, chap. 58. Cf La Cosmographie universelle, P. Huillier et G. Chaudiere, Paris, 1575, T. II, livre XXI, chap. 6, f. 918 rº (e/ S. Lussagnet, op. cit., pp. 61-62).
  34. Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, T. 1-IV, Plon, Paris, 1964-1971.
  35. S. Lussagnet, op. cit., pp. 39, 43-45 et 66-72: extrair de Thevet, Cosmographie universelle, II, f. 919-920, repris par Pierre Clastres, Le Grand Parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, Seuil, Paris, 1974, pp. 95-99. Cf. Claude Lévi­ Strauss, Histoire de lynx, op. cit., p. 66.
  36. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958, chap. XI: “La structure des mythes”, p. 252.
  37. Claude Lévi-Strauss, Histoire de lynx, op. cit., p. 65. 3. Ibid., p. 66.
  38. Ibid., p. 66.
  39. A. Thevet, La Cosmographie universelle, T. II, f. 918 vº (cf S. Lussagnet, p. 65).
  40. Ibid., f. 920 rº (cf S. Lussagnet, p. 71).
  41. Voir ci-dessus la note 1, page 237.
  42. A. Thevet, Les Singularitez, chap. 58, f. 113 vº; rééd., p. 223.
  43. Ibid., ch. 53, f. 101 vº, manchette; rééd., p. 203.
  44. Ibid, ad loc. Dans la Cosmographie universelle (XXI, 12, f. 937 vº; cf. S. Lussagnet, p. 161), Thevet a supprimé cette expression.
  45. Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil (2e éd., Genève, 1580), LGF, “Bibliothèque classique”, Paris, 1994, chap. XVIII, p. 458-459.
  46. Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit (Mythologiques I), Plon, Paris, 1964, mythes 7 à 12.
  47. André Thevet, Les Singularitez, f. 101 vº; rééd., p. 203.
  48. Romano Ruggeri, op. cit., p. 13.
  49. Denys Hay, op. cit., pp. 60-61.
  50. C’est l’édition de Paris, chez Robert Estienne, en 1528, qui était visée en particulier, “cum similibus, Basileae, 1540, et ubicumque excusis”. Voir J. M. De Bujanda, James K. Farge et Franci M. Higman, Index de l’Université de Paris (1544, 1545, 1547, 1549, 1551, 1556), Editions de l’Université de Sherbrooke et Librairie Droz, Sherbrooke (Québec) et Genève, 1985, Nº 243, p. 249-250. Toutefois, les Index de Louvain 1546, 1550 et 1558, de Venise 1549, Venise et Milan 1554, ne mentionnent plus Polydore Vergile. Voir J. M. De Bujanda (éd.), Index des livres interdits, T. II et III, Sherbrooke et Geneve, 1986 et 1987.
  51. Romano Ruggeri, op. cit., pp. 23-24.
  52. La Mappe-Monde Nouvelle Papistique ne subsiste aujourd’hui qu’en quatre exemplaires, l’un conservé à la British Library, sous la cote: c.160.c.7; les trois autres au Musée-château de Sondershausen en Allemagne, à la Bibliothèque de l’Université de Wroclaw en Pologne et à la Bibliothèque nationale de Florence. Les deux exemplaires présents à Berlin avant guerre paraissent avoir été perdus. Voir Dror Wahrman, “From Imaginary Drama to Dramatized lmagery. The Mappe­ Monde Nouvelle Papistique, 1566-1567″, in Journal of the Warburg and Courtauld Institute, vol. 54, 1991, pp. 186-205 et pp. 51-59; F. Lestringaint, “Une cartographie iconoclaste: la ‘Mappe-Monde Nouvelle Papistique’de Pierre Eskrich et Jean­ Baptiste Trento”, in Monique Pelletier (éd.), Géographie du monde au Moyen Age et à la Renaissance, Éditions du CTHS, Paris, 1990, pp. 99-120; du même, “L’Histoire de la Mappe-Monde Papistique”, in Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, juillet-octobre 1998, pp. 699-730.
  53. Jean-Baptiste Trento, Histoire de la Mappe-Monde Papistique, en laquelle est declairé tout ce qui est contenu et pourtraict en la grande Table, ou Carte de la Mappe-Monde: Composée par M, Frangidelphe Escorche-Messes, Imprimée en la ville de Luce Nouvelle [Genève], par Brifaud Chasse-diables [François Perrin], 1567, p. 150. Alors que la Mappe-Monde Nouvelle Papistique ne subsiste qu’en quatre exemplaires, il existe des dizaines d’exemplaires de l’Histoire conservés dans les principales bibliothèques d’Europe et d’Amérique du Nord.
  54. Frank Lestringant, Une sainte horreur, ou le voyage en Eucharistie (xvf-XVIIl’síecle), PUF, Paris, 1996. Voir notamment le chap. III, pp. 61-82: “Catholiques et cannibales, ou la crise de la transsubstantiation».
  55. Selon la distinction observée par Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, Paris, 1955, chap. XXXVIII, p. 448.
  56. Voir l’édition procurée par Leyla Perrone-Moisés, Le Voyage de Gonneville (1503- 1505), Éditions Chandeigne, Paris, 1995.
  57. L’expression est de Roger Caillois, préface à Montesquieu, Œuvres complètes, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, Paris, 1947, T. I, p. V. Cf Georges May,“Sens unique et double sens. Réflexions sur les voyages imaginaires”, in Diogene, Nº 152, octobre-décembre 1990, pp. 3-21.
  58. Claude Lévi-Strauss, Histoire de lynx, op. cit., p. 291.
  59. Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil op. cit., chap. XXI, p. 508.
  60. Montaigne, Essais, I, 31, p. 205.
  61. Cet épisode qui précède directement les guerres de Religion en France constitue la matière du roman de Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil prix Goncourt 2001 (Gallimard, Paris).