2006

Une sauvagerie cultivée

por Philippe Descola

Lorsqu’ils découvrent les Amérindiens des basses terres de l’Amérique du Sud, les Européens sont plus frappés par la sauvagerie des hommes que par la sauvagerie des lieux. Des guerres incessantes et sans motifs apparents, le cannibalisme rituel, la polygamie, tout cela frappe l’imagination d’observateurs déroutés qui peinent à reconnaître dans ces pratiques un dispositif social dont le Vieux Monde n’offrait pas d’équivalent. La nature, en revanche, ne semble susciter aucun étonnement particulier. Nulle surprise devant les forêts touffues et toujours vertes, nulle récrimination contre la chaleur moite du climat tropical, nulle inquiétude devant une faune inconnue. Le sentiment qui domine est plutôt celui que pourrait exprimer un promeneur découvrant une verte campagne européenne à la belle saison.

Songeons aux descriptions bucoliques d’André Thevet dans Les Singularités de la France Antarctique. Lorsqu’il touche Cabo Frio en 1555, il trouve le lieu “fort plaisant et fertile”; s’engageant dans la Mata Atlantica, il trouve “un plat pays couvert d’arbres autres que ceux de notre Europe, enrichi davantage de beaux fleuves aux eaux merveilleusement claires et riches de poissons” (Thevet, 1983 [1557], p. 42). A son arrivée dans la baie de Rio de Janeiro quelques jours plus tard, il pense à Homère: “II ne fut question que de se récréer et reposer sur l’herbe verte, ainsi que les Troyens après tant de naufrages et tempêtes, quand ils eurent rencontré cette bonne dame Didon” (Ibid., p. 44). L’île de Villegagnon “est fort plaisante, pour être revêtue d’une grande quantité de palmiers, cedres, arbres de brésil, arbrisseaux aromatiques verdoyant toute l’année” (Ibid.).

A la même époque, mais quelques milliers de kilomètres plus à l’ouest, Juan de Salinas Loyola ne tient pas un autre discours. En 1557, il est l’un des premiers conquistadors à descendre dans le piémont des Andes pour explorer la haute Amazonie. Alors comme maintenant, c’est une région de forêt inextricable, noyée dans la pluie, avec un relief accidenté que l’on parcourt difficilement sur des raidillons boueux. Décrivant la vallée du Chinchipe, il n’y voit pourtant qu’un “pays avec des vallées à la vue plaisante et au climat agréable”, la terre y est partout “grandement fertile en toutes sortes de nourritures et de fruits comme on les trouve dans les Indes occidentales” (Jimenez de la Espada, 1965, p. 197). De telles appréciations sont communes dans tous les récits des explorateurs des basses terres de l’Amérique du Sud tropical jusqu’à la fin du XVIe siècle. On y trouve souvent des descriptions fidèles et détaillées de la faune et de la flore, mais rarement l’expression d’une distance vis-à-vis d’un environnement naturel qui aurait été jugé étrange ou monstrueux.

Or, curieusement, c’est l’incapacité des Européens à comprendre la vie sociale des Amérindiens qui va donner à la nature tropicale un statut d’altérité exotique qui se perpétue jusqu’à présent. Car le meilleur moyen de résoudre l’énigme de ces hommes apparemment dépourvus d’institutions politiques est de les concevoir comme entièrement soumis aux décrets d’une nature dont ils n’auraient pas su se détacher. On trouve des illustrations de cette tendance dès les premières chroniques. C’est le cas des relations d’Amerigo Vespucci, par exemple, qui passe près d’un mais avec les indigènes de la côte du Venezuela parmi lesquels il pratique une véritable observation participante (voir Gerbi, 1978, pp. 50-60). Florentin cultivé et imbu de l’humanisme de la Renaissance, il considère les autochtones comme une variété de l’espèce humaine qui mérite d’être étudiée. Un trait de la vie sociale des Amérindiens le plonge pourtant dans une grande perplexité: la guerre intestine avec ses deux corollaires, le cannibalisme et l’esclavage domestique. L’intensité et la permanence des affrontemems belliqueux, de même que les scènes d’anthropophagie rituelle, font douter Vespucci du caractère vraiment humain des Amérindiens. Il comprend très bien que leurs guerres ne sont pas motivées par un désir de conquête territoriale ou d’hégémonie politique, comme c’était le cas en Europe. Mais il ne perçoit pas que la guerre est une institution sociale originale, nécessaire à la construction des identités individuelles et collectives, et il l’interprète donc comme le résultat d’un mode de vie spontané et naturel, étranger à toutes les normes connues de la civilisation.

Vespucci inaugure ainsi un préjugé qui va dominer pendant longtemps la réflexion philosophique sur les “Sauvages”: d’un côté les Amérindiens manifestent des indices d’humanité puisqu’ils possèdent des usages qui leur sont particuliers, des langues propres, des règles sociales et des techniques efficaces, mais les débordements de violence auxquels ils se livrent par ailleurs apparaissent tellement inexplicables qu’il faut bien alors les envisager comme l’expression d’une bestialité naturelle. Pour les Européens de l’époque, la guerre intestine témoigne ainsi d’une asocialité absolue qui n’est interprétable que par la naturalisation des hommes qui s’y livrent. C’est l’anarchie apparente de la vie sociale des Amérindiens, ces gens “sans foi, ni loi, ni roi”, qui va donc les renvoyer pour quelques siècles dans l’état de nature. Selon l’humeur des philosophes qui les brandissent dans leurs débats, les lndiens incarneront soit l’harmonie d’un Age d’Or ailleurs révolu, soit les horreurs d’une nature animale et féroce.

Expulsés de la scène de l’humanité par défaut d’institutions politiques visibles, les Amérindiens sont cependant très vite incorporés dans l’histoire naturelle. C’est ce que montre bien le Sumario de la Natural Historia de las Indias publié des 1526 par Gonzalo Fernández de Oviedo. Dans cette énorme entreprise de description de la nature américaine, Oviedo offre un catalogue des animaux et des plantes du Nouveau Monde organisé autour de la vieille division plinienne entre les animaux terrestres, aquatiques et volatiles. Au sein de ce bestiaire, Oviedo fait une place aux autochtones, considérés comme une espèce vivante particulière à l’Amérique. Il ne conteste aucunement leur humanité, mais il les considère en naturaliste et les décrit au moyen des mêmes termes et des mêmes catégories que ceux qu’il emploie dans son tableau de la faune et de la flore. Oviedo s’intéresse en effet aux caractéristiques physiques des Indiens, à leur alimentation, à leur habitat, à leurs mœurs sexuelles, mais il se révèle incapable de discerner leurs institutions sociales. De cette espèce d’homme très particulière, il ne perçoit que la part animale, la seule qu’il puisse appréhender dans un univers où les formes sociologiques et politiques de l’Occident n’ont pas cours.

Très tôt après la Conquête, et bien avant les grandes systématisations comme celle d’Acosta, les deux traits distinctifs de l’anthropologie naturaliste des Amérindiens paraissent déjà fermement établis: ces hommes représentent une variété tout à fait à part d’humanité car ils sont hors du social; en revanche, ils sont partie intégrante d’un monde naturel nouveau qui doit se convertir en objet de connaissance. Ainsi se met en place, des la fin du XVIe siècle, une vision très particulière de la connexion entre les Indiens tropicaux et leur environnement: tandis que certains auteurs européens se faisaient les propagandistes d’une image idéalisée du Sauvage vivant sans travail des fruits qu’une nature généreuse lui dispense, des esprits moins optimistes soulignaient au contraire son existence misérable, sa constitution chétive, sa propension à la guerre et au cannibalisme, en bref sa soumission trop exclusive à une nature réputée ingrate. Or les échos de cette ambivalence ancienne se font entendre jusqu’à présent. Au déterminisme géographique ou sociobiologique de certains courants de l’ethnologie contemporaine, qui considèrent les cultures indigènes de l’Amérique du Sud tropicale comme entièrement déterminées par les spécificités de leur environnement ou de leur patrimoine génétique, s’oppose la vogue romantique du New age qui voit dans les Indiens d’Amazonie des sortes de proto­écologistes, non plus les “philosophes nus” de Montaigne, mais les précurseurs du mouvement de conservation de la nature. Il faut nous attarder quelques instants sur cette étrange permanence de l’histoire des idées de manière à mieux mesurer l’abîme qui sépare de tels stéréotypes de la manière dont les Amérindiens eux-mêmes utilisent et se représentent leur milieu.

Hormis certaines œuvres – celle d’Oviedo, de Thevet ou de Jean de Léry, notamment -, les récits des premiers chroniqueurs furent le plus souvent ignorés de leurs contemporains. Mais ils connurent une large diffusion au XVIIe et surtout au XVIIIe siècles et l’on retrouve sous la plume de Buffon, de Cornelius de Pauw ou de Voltaire la plupart des informations véridiques ou imaginaires véhiculées par les descriptions du XVIe siècle et complétées par l’énorme documentation que réunissent les voyageurs naturalistes visitant l’Amérique du Sud au XVIIIe siècle. Cette période, en effet, va définitivement consacrer l’idée que les indigènes des basses terres de l’Amérique du Sud doivent être étudiés comme une espèce naturelle, au même titre que la flore et la faune tropicale. On trouve une bonne synthèse de cette perspective dans l’œuvre de Buffon qui jette les fondements scientifiques d’une anthropologie naturaliste où l’homme apparaît comme le point d’aboutissement du continuum des êtres vivants. Selon Buffon, l’homme se différencie de l’animal par le langage, la réflexion et la faculté d’invention, mais cette distinction admet en fait des différences de degrés: ainsi, l’homme sauvage produit peu d’idées et il est donc comparable à l’animal en ce que “[… ] l’un n’a point d’âme et que l’autre ne s’en sert pas” (Buffon, 1833-1834, tome IX, p. 154). Faute d’exploiter la supériorité naturelle qui la fonde, la qualité d’homme peut se perdre, un événement qui s’est produit dans certaines variétés de l’espèce humaine revenues par régression à un stade proche de l’animalité, comme c’est le cas, selon Buffon, chez les Amérindiens. Comment expliquer ce retour à l’état de nature? Buffon ne peut s’appuyer ici sur les excès climatiques ou sur des caractéristiques biologiques propres aux autochtones, puisqu’il est monogéniste et suppose que le peuplement de l’Amérique s’est fait tardivement par des migrations maritimes: la sauvagerie des Amérindiens n’est donc pas consubstantielle à leur espèce. La seule explication de cette incapacité supposée des Amérindiens à sortir de leur état primitif serait la pauvreté et le rapetissement du milieu naturel en général.

“II y a [… ] quelque chose de contraire à l’agrandissement de la nature vivante dans le Nouveau Monde: il y a des obstacles au développement et peut-être à la formation des grands germes; ceux mêmes qui, par les douces influences d’une autre climat, ont reçu leur forme pléniere et leur extension tout entière, se rapetissent sous ce ciel avare et dans cette terre vide, ou l’homme, en petit nombre, était épars, errant” (Ibid, tome XI, p. 370).

Les Amérindiens subissent cette loi de la stagnation au même titre que les autres espèces animales et cela prend chez eux la forme d’une quasi-impuissance sexuelle: “II ne faut pas aller chercher plus loin la cause de la vie dispersée des sauvages et de leur éloignement pour la société, la plus précieuse étincelle du feu de la nature leur a été refusée, ils manquent d’ardeur pour leurs femelles, et par conséquent d’amour pour leurs semblables” (Ibid., p. 371). Autrement dit, l’asocialité supposée des Amérindiens devient le résultat d’une nature biologique dégénérée suite aux limitations sévères imposées par un environnement lui-même dépourvu de force génésique. Dans cette réduction de la culture au biologique, on voit déjà poindre les thèses que tout un courant de l’anthropologie nord-américaine contemporaine a développées au sujet des Indiens d’Amazonie.

C’est à Alexandre de Humboldt, grand naturaliste et remarquable ethnographe, que revient le mérite d’avoir totalement invalidé la théorie de la dégénérescence des Amérindiens et l’idée concomitante qu’ils constituent une espèce uniforme. La critique des thèses de Buffon et de Cornelius de Pauw par Humboldt est fondée sur ses observations empiriques; un peu partout dans les Amériques, il observe des Indiens dont l’apparence agréable et l’indéniable robustesse démentent les spéculations sur l’amoindrissement de l’espèce dans la zone torride. Ses études minutieuses d’anthropologie physique lui font prendre conscience de la très grande variété somatique des Amérindiens, à quoi s’ajoutent une évidente hétérogénéité linguistique et d’importantes variations dans le niveau de développement culturel qui le laissent d’autant plus perplexe qu’elles se manifestent dans des régions, comme le Bassin de l’Orénoque, ou le milieu est par ailleurs très homogène (Humboldt, 1850, p. 20). Humboldt note un phénomène du même ordre dans le domaine botanique et il en déduit, contre la théorie des climats, que des conditions écologiques similaires n’engendrent pas nécessairement des espèces animales et végétales identiques (Ibid., pp. 220-223).

Cette approche possibiliste contraste fortement avec le déterminisme de principe des philosophes, mais elle n’enlève rien au fait que Humboldt continue à envisager les Amérindiens en naturaliste plutôt qu’en ethnologue. Certes, et contrairement à Buffon qui considérait tous les autochtones américains indistinctement comme des sauvages, Humboldt distingue soigneusement différents degrés dans l’évolution culturelle du continent. Mais si son admiration pour les civilisations aztèque et inca est perceptible, il n’hésite pas, en revanche, à placer certaines tribus de la forêt tropicale “au plus bas niveau de l’avilissement bestial” (Ibid., p. 21). Ce qui intéresse Humboldt dans ces formes élémentaires d’humanité ce sont leurs mécanismes d’adaptation à l’environnement – la géophagie, les techniques de cueillette, l’habitat arboricole – qu’il compare à ceux des plantes et des animaux. Plus les hommes sont primitifs, plus leurs méthodes de subsistance se rapprochent des procédés naturels, ce dont il voit une illustration chez les Warao du delta de l’Orénoque dont l’alimentation est presque entièrement fondée sur la collecte du palmier Mauritia flexuosa (muriche), à l’instar, note le savant, de certains insectes qui ne butinent qu’une portion particulière d’une fleur (Ibid, p. 13). Avec Humboldt, toutefois, une brèche décisive est ouverte dans l’épais rideau de préjugés qui voile les Amérindiens; il soustrait une grande partie des indigènes du continent à l’emprise naturaliste pour n’y laisser demeurer que les peuples de la forêt tropicale, durablement condamnés à n’exister pour les savants que comme un chapitre de l’histoire naturelle.

Les travaux de Humboldt n’exercent d’ailleurs pas une influence immédiate. On sait en effet que Hegel va donner à la thèse de l’Amérique impuissante sa formulation la plus fameuse et la plus tardive. Dans ses cours sur la philosophie de l’histoire, il entreprend de montrer la part de détermination du milieu naturel sur le cours de l’histoire universelle, celle-ci étant entendue comme évolution de la conscience de soi de l’Esprit absolu. L’environnement de chaque peuple influe en effet sur la façon dont il va incarner son Esprit car toute évolution implique que l’Esprit se dresse contre la nature. Lorsque l’esprit se soumet à la nature et que la nature est imparfaite, il en résulte des populations comme les Amérindiens; ceux-ci sont “comme des enfants inconscients qui vivent au jour le jour, privés de toute réflexion et de toute intention supérieure” (Hegel, 1965, p. 234). Leur immaturité psychologique et politique est le produit direct de l’immaturité géographique du Nouveau Continent: “l’Amérique s’est toujours montrée et se montre encore impuissante aussi bien du point de vue physique que du point de vue moral […], même chez les animaux on rencontre la même infériorité qui se remarque chez les hommes” (Ibid, p. 232). Ainsi, à l’époque même ou Alexandre de Humboldt commençait à publier ses admirables descriptions naturalistes et ethnographiques du Nouveau Monde, Hegel continuait à perpétuer contre toute vraisemblance la thèse popularisée par Buffon d’un amoindrissement de la nature américaine, thèse qui s’appuyait probablement à l’origine sur les récits tendancieux des jésuites du Paraguay (voir Gerbi, 1960).

Avant de clore ce bref survol des préjugés naturalistes projetés par les Occidentaux sur les Indiens d’Amazonie, quelques mots sur la période contemporaine sont nécessaires. On sait que l’Allemagne va devenir au XIXe siècle un important foyer d’études américanistes. Faute, sans doute, d’un empire colonial propre, les naturalistes allemands jettent leur dévolu sur l’Amérique du Sud, et tout particulièrement sur la zone tropicale. Influencés par la philosophie des Lumières, continuateurs des idéologues français, ils combinent la rigueur des observations empiriques à une vision romantique de la nature primordiale symbolisée par l’Urwald de l’Amazone et de l’Orénoque (voir Taylor, 1984). Le corpus ethnographique qu’ils vont accumuler au cours de leurs expéditions va constituer la principale source de référence sur les Indiens d’Amazonie jusqu’au début du XXe siècle. Mais en dépit de cette accumulation de connaissances factuelles, les Indiens des forêts continuent à être perçus comme des “peuples naturels”, mal dégagés encore d’un environnement dont ils sont comme des appendices impuissants. Je n’en prendrai que deux exemples.

Une quarantaine d’années après que Hegel eut développé sa thèse sur la débilité de l’homme américain et que Humboldt eut introduit une perspective possibiliste dans son analyse de l’adaptation des Amérindiens à leurs milieux, Adolf Bastian va opérer une synthèse des deux points de vue. Comme Hegel, il pense que chaque peuple incarne une manifestation de l’esprit en fonction du milieu géographique où il évolue. Mais il intègre aussi les acquis de l’anthropologie humboldtienne quand il cherche à montrer que des conditions écologiques identiques n’engendrent pas nécessairement des réponses adaptatives similaires. Bastian est l’inventeur de la notion d’aire culturelle (Kulturliinder), un outil typologique qui va acquérir une grande importance dans l’anthropologie moderne et qu’il va appliquer à l’analyse des variations culturelles des peuples amérindiens de façon à distinguer un petit nombre d’aires culturelles différenciées sous l’effet des milieux naturels. A ce titre, Bastian est un précurseur de l’entreprise menée par Julian Steward dans les années 40 de ce présent siècle d’établir une classification des aires culturelles de l’Amérique du Sud selon des paramètres écologiques.

Les diffusionnistes sont pourtant tout aussi attachés à l’incidence des facteurs environnementaux sur le développement culturel. Ainsi Alfred Vierkandt ordonne-t-il les sociétés en deux catégories selon qu’elles sont capables ou non d’invention autonome: les Kulturvolker ont la faculté de se développer par eux-mêmes, tandis que les Naturvolker subissent passivement la diffusion des traits culturels. Pour Vierkandt, les Indiens d’Amazonie représentent le prototype des peuples naturels, soumis complètement aux contraintes de l’environnement et incapables par eux-mêmes de progrès technologique. On voit donc que, indépendamment des inflexions théoriques et des progrès de la connaissance ethnographique, le vieux préjugé naturaliste continue à se perpétuer très tard dans le XIXe siècle: vestige de l’aube de l’humanité ou sauvage congénital, l’Indien des forêts continue à être perçu comme un prolongement à peine différencié du milieu où il évolue, comme “un animal du premier rang” pour reprendre une formule de Buffon.

Caractéristique de l’anthropologie allemande au XIXe siècle, l’approche naturaliste des Indiens d’Amazonie devient au siècle suivant l’apanage de l’école américaine d’écologie culturelle. On peut sans doute voir en Friedrich Ratzel, fondateur de l’anthropogéographie, le pivot de cette transition. Le diffusionnisme de Ratzel est en effet tempéré par sa théorie des aires marginales, des zones géographiques demeurées à l’écart des grands courants de circulation des idées et des objets et où la rigueur des conditions naturelles empêche toute évolution endogène de la civilisation. L’Amazonie figure en bonne place parmi ces aires marginales, comme un isolat ou des contraintes écologiques insurmontables maintiennent les autochtones à un niveau de développement embryonnaire.

Or, en dépit de sa critique du diffusionnisme, Julian Steward adopte une perspective tout à fait semblable dans le monumental Handbook of SouthAmerican Indians dont il assure l’édition de 1946 à 1949. Cherchant à établir une typologie évolutionniste des cultures sud-américaines en fonction de leurs habitats, Steward utilise les notions d’aires culturelles et d’aires marginales, directement issues de la tradition allemande et réaménagées par des diffusionnistes américains tels Kroeber et Lowie. Mais là où les diffusionnistes voyaient une correspondance ou une compatibilité entre un type d’environnement et un niveau de développement culturel, Steward postule un rapport de détermination nécessaire. C’est ainsi, par exemple, qu’il tente d’expliquer les différences dans l’évolution socioculturelle des Andes et de l’Amazonie en terme de variations dans les potentialités agricoles de l’un et l’autre habitat. Selon lui, l’écologie du bassin amazonien introduit une limite indépassable au niveau de développement que peuvent atteindre les autochtones, contrairement à la région andine où des terres plus fertiles ont permis une sédentarisation et une concentration de l’habitat humain, conditions constitutives de l’émergence de l’État. C’est sur des postulats de ce type que sont fondées toutes les analyses anthropologiques contemporaines qui interpretentles caractéristiques socioculturelles des sociétés amazoniennes comme des réponses adaptatives aux contraintes de l’écosystème de la forêt tropicale. De multiples tentatives ont ainsi été faites pour montrer comment des institutions aussi diverses que la guerre, la polygamie, les tabous alimentaires ou les classes d’âge étaient les produits de l’adaptation à une rareté des protéines animales dans le bassin amazonien. On a aussi voulu voir dans les conflits internes de certaines sociétés amérindiennes un dispositif comportemental favorisant la maximisation du patrimoine génétique des grands guerriers. Quoique formulées à présent dans le langage scientifique de l’écologie ou de la biologie, de telles propositions rappellent fort, on le voit, ces très anciens préjugés qui faisaient des Amérindiens les appendices impuissants d’un environnement ingrat ou les jouets inconscients d’une nature animale. Or la réalité est fort différente car l’environnement que les Amérindiens perçoivent et utilisent n’a que bien peu de rapports avec ce paradigme de la nature impérieuse ou bienveillante que nous avons coutume de voir dans la forêt tropicale.

Commençons par rappeler que la physionomie actuelle de la forêt amazonienne est en partie le résultat de plusieurs millénaires d’occupation humaine qui l’ont profondément transformée: produite par les Amérindiens suite à un long façonnement culturel, cette nature n’est vierge que dans l’imagination occidentale. Ce phénomène longtemps méconnu d’anthropisation indirecte de l’écosystème forestier a été fort bien décrit dans les études que William Balée a consacrées à l’écologie historique des Indiens Ka’apor du Maranhão (Balée, 1994). Grâce à un travail minutieux d’identification et de comptage, il a pu établir que les jardins abandonnés depuis plus de quarante ans sont deux fois plus riches en espèces sylvestres utiles que des portions voisines de forêt primaire dont ils ne se distinguem pourtant guère à première vue. Les Ka’apor plantent en effet dans leurs jardins de nombreuses plantes non domestiquées qui prospèrent ensuite dans les friches au détriment des espèces cultivées, lesquelles disparaissent rapidement faute de soins. Les essarts en activité ou abandonnés depuis peu attirent aussi des prédateurs animaux qui, en y déféquant, disséminent les graines des plantes sylvestres dont ils s’alimentent. Au fil des générations et du cycle de renouvellement des essarts, une portion non négligeable de la forêt se convertit en un verger dont les Ka’apor reconnaissent le caractère artificiel sans que cet effet ait pourtant été recherché. Les Indiens mesurent aussi fort bien l’incidence des anciennes jachères sur la chasse, les zones à forte concentration de plantes sylvestres comestibles étant plus fréquentées par les animaux, ce qui influe à long terme sur la démographie et la distribution du gibier. On estime à l’heure actuelle qu’environ 12 % des forêts de l’Amazonie brésilienne sont anthropogéniques, mais il est fort probable que la proportion a du être beaucoup plus élevée avant la déforestation massive qui affecte cette région depuis plusieurs décennies. Certains spécialistes vont même jusqu’à dire qu’il n’existait déjà plus au moment de la conquête de la forêt climacique, c’est-à-dire n’ayant jamais été affectée par la présence humaine (Denevan, 1992). Dans cette région, la nature est donc en vérité fort peu naturelle, mais peut être considérée au contraire comme le produit culturel d’une manipulation très ancienne de la faune et de la flore. Bien qu’elles soient invisibles pour un observateur non averti, les conséquences de cette anthropisation sont loin d’être négligeables, notamment en ce qui concerne le taux de biodiversité, dont on a pu montrer qu’il était plus élevé dans les portions de forêt anthropogéniques que dans les portions de forêt non modifiées par l’homme.

Rappelons également, s’il en était encore besoin, que les populations indigènes de l’Amazonie et des Guyanes ont su mettre en œuvre des stratégies d’usage des ressources qui, tout en transformant de manière durable leur environnement naturel, ne bouleversaient pas pour autant ses principes de fonctionnement ni ne mettaient en péril ses conditions de reproduction. Les études d’écologie et d’ethnoécologie menées depuis une trentaine d’années ont montré tout à la fois la fragilité des divers écosystèmes amazoniens, en même temps que la diversité et l’étendue des savoirs et des techniques développés par les Amérindiens pour tirer parti de leur environnement et l’adapter à leurs besoins. On sait en effet que les sols de la région amazonienne sont pauvres, acides et fragiles, à l’exception des grandes vallées alluviales de l’Amazone et de ses principaux affluents. La forêt ne peut donc se perpétuer que grâce au dépôt de matière organique qu’elle produit elle-même en se décomposant: en Amazonie, un jeune arbre ne peut pousser que sur le cadavre d’un arbre mort.

De faibles densités de population combinées à des techniques sophistiquées de culture et de chasse sélective ont permis aux Amérindiens d’exploiter cet écosystème fragile depuis des milliers d’années sans en bouleverser les équilibres. Car la domestication des plantes dans les basses terres d’Amérique du Sud est très ancienne, et nombre de mes compatriotes qui croient encore que les Indiens de la région vivent de la cueillette sont fort surpris lorsque je leur dis que les débuts du néolithique en France et en Amazonie sont presque contemporains.

On estime en effet que la patate douce, le manioc et l’igname américain ont été domestiqués il y a près de 5000 ans, et le taro xanthosoma sans doute bien plus tôt. Au total, ce sont plusieurs dizaines d’espèces qui ont été domestiquées en Amérique du Sud tropicale, certaines comme le manioc comportant plusieurs centaines de variétés. Ajoutons que la diffusion précoce de ces plantes cultivées en Afrique, en Asie du Sud­ Est et en Océanie ont profondément transformé les régimes alimentaires et les systèmes de subsistance de ces régions. C’est ainsi que l’introduction de la patate douce en Nouvelle-Guinée a provoqué au XVIIIe siècle une révolution profonde dans les systèmes économiques en permettant l’intensification de l’élevage du porc et le développement des échanges cérémoniels qui constituent la marque distinctive des sociétés des hautes terres de Papouasie.

A cette constante expérimentation biotechnologique sur le vivant s’est combinée la mise en œuvre de techniques agronomiques sophistiquées. La plus simple en apparence, la culture itinérante sur brûlis, est aussi celle qui est la mieux adaptée à la fragilité des sols tropicaux, en ce qu’elle permet de tirer parti de la mince couche d’humus amendée par les cendres du brûlis. En outre, la plantation en polyculture où sont mélangées des plantes de hauteurs différentes protège pendant quelque temps les sols des effets destructeurs du climat, de manière analogue aux différentes strates arborescentes de la forêt. Au bout de trais ou quatre ans, toutefois, les fortes pluies et la radiation solaire ont éliminé tous les éléments nutritifs du sol et le jardin est abandonné. La forêt colonise la clairière et se reconstitue naturellement en une trentaine d’années. A la différence de cette technique traditionnelle parfaitement adaptée à l’écologie de la forêt tropicale, les défrichements massifs entrepris pour ouvrir des plantations où des pâturages ne permettent pas à la forêt de se régénérer. Les sols se dégradent rapidement par érosion et latérisation, et ils deviennent impropres à toute culture permanente. Le front de colonisation se déplace alors plus avant, laissant derrière lui une savane stérile. Ce sont plus de sept millions d’hectares de forêt qui disparaissent ainsi chaque année en Amazonie.

Rappelons surtout que les Indiens d’Amazonie, loin d’être les jouets ou les protecteurs d’une nature étrangère, ont su intégrer l’environnement à leur vie sociale de telle façon que les humains et les non-humains soient traités sur un pied d’égalité. En effet, la plupart des cosmologies de la région n’opèrent pas de distinctions tranchées entre la nature et la société, mais confèrent à bien des plantes et des animaux les principaux attributs de l’humanité. Autrement dit, et à la différence du dualisme plus ou moins étanche qui, dans notre vision moderne du monde, gouverne la distribution des humains et des non-humains en deux domaines ontologiquement distincts, les cosmologies amazoniennes déploient une échelle des êtres où les différences entre les hommes, les plantes et les animaux sont de degré et non de nature.

J’en offrirai une illustration à partir de mon expérience ethnographique chez les Jivaros Achuar de l’Amazonie équatorienne. Les Achuar disent en effet que la plupart des plantes et des animaux possèdent une âme (wakan) similaire à celle des humains, une faculté qui les range parmi les “personnes” (aents) en ce qu’elle leur assure la conscience réflexive et l’intentionnalité, qu’elle les rend capable d’éprouver des émotions et qu’elle leur permet d’échanger des messages avec leurs pairs comme avec les membres d’autres espèces, dont les hommes. Cette communication extralinguistique est rendue possible par l’aptitude reconnue au wakan de véhiculer sans médiation sonore des pensées et des désirs vers l’âme d’un destinataire, modifiant ainsi, parfois à son insu, son état d’esprit et son comportement. Les humains disposent à cet effet d’une vaste gamme d’incantations magiques, les anent, grâce auxquels ils peuvent agir à distance sur leurs congénères, mais aussi sur les plantes et les animaux, comme sur les esprits et sur certains artefacts.

Dans l’esprit des Achuar, le savoir-faire technique est indissociable de la capacité à créer un milieu intersubjectif où s’épanouissent des rapports réglés de personne à personne: entre le chasseur, les animaux et les esprits maîtres du gibier, et entre les femmes, les plantes du jardin et le personnage mythique qui a engendré les espèces cultivées et continue jusqu’à présent d’assurer leur vitalité. Loin de se réduire à des lieux prosaïques pourvoyeurs de pitance, la forêt et les essarts de culture constituent les théâtres d’une sociabilité subtile ou, jour après jour, l’on vient amadouer des êtres que seuls la diversité des apparences et le défaut de langage distinguent en vérité des humains. Les formes de cette sociabilité different toutefois selon que l’on a affaire à des plantes ou à des animaux. Maîtresses des jardins auxquels elles consacrent une grande partie de leur temps, les femmes s’adressent aux plantes cultivées comme à des enfants qu’il convient de mener d’une main ferme vers la maturité. Cette relation de maternage prend pour modèle explicite la tutelle qu’exerce Nunkui, l’esprit des jardins, sur les plantes qu’elle a jadis créées. Les hommes, en revanche, considèrent le gibier comme un beau-frère, relation instable et difficile qui exige le respect mutuel et la circonspection. Les parents par alliance forment en effet la base des alliances politiques, mais sont aussi les adversaires les plus immédiats dans les guerres de vendetta. L’opposition entre consanguins et affins, les deux catégories mutuellement exclusives qui gouvernent la classification sociale des Achuar et orientent leurs rapports à autrui, se retrouve ainsi dans les comportements prescrits envers les non-humains. Parents par le sang pour les femmes, parents par alliance pour les hommes, les êtres de la nature deviennent des partenaires sociaux à part entière.

Mais peut-on vraiment parler ici d’êtres de la nature autrement que par commodité de langage? Existe-t-il une place pour la nature dans une cosmologie qui confère aux animaux et aux plantes la plupart des attributs de l’humanité? Peut-on même parler d’espace sauvage à propos de cette forêt à peine effleurée par les Achuar et qu’ils décrivent pourtant comme un immense jardin cultivé avec soin par un esprit? Ce que nous appelons la nature n’est pas ici un objet à socialiser, mais le sujet d’un rapport social; prolongeant le monde de la maisonnée, elle est véritablement domestique jusque dans ses réduits les plus inaccessibles (voir Descola, 1986).

Est-ce à dire que les Achuar ne reconnaîtraient aucune entité naturelle dans le milieu qu’ils occupent? Pas tout à fait. Le grand continuum social brassant humains et non-humains n’est pas entièrement inclusif et quelques éléments de I’environnement ne communiquent avec personne faute d’une âme en propre. La plupart des insectes et des poissons, les herbes, les mousses et les fougères, les galets et les rivières demeurent ainsi extérieurs à la sphère sociale comme au jeu de l’intersubjectivité; dans leur existence machinale et générique ils correspondraient peut-être à ce que nous appelons “nature”. Est-il pour autant légitime de continuer à employer cette notion afin de désigner un segment du monde qui, pour les Achuar, est incomparablement plus restreint que ce que nous entendons nous-mêmes par là? Dans la pensée moderne, en outre, la nature n’a de sens qu’en opposition aux œuvres humaines, que I’on choisisse d’appeler celles-ci culture, société ou histoire, dans le langage de la philosophie et des sciences sociales, ou bien espace anthropisé, médiation technique ou écoumène dans une terminologie plus spécialisée. Une cosmologie ou la plupart des plantes et des animaux sont inclus dans une communauté de personnes partageant tout ou partie des facultés, des comportements et des codes moraux ordinairement attribués aux hommes ne répond en aucune manière aux critères d’une telle opposition.

Les Achuar ne constituent nullement un cas exceptionnel dans le monde amazonien. A quelques centaines de kilomètres plus au nord, par exemple, dans la forêt de la Colombie orientale, les Indiens Makuna présentent une version plus radicale encore d’une théorie du monde résolument non dualiste (Ârhem, 1996). A l’instar des Achuar, les Makuna catégorisent les humains, les plantes et les animaux comme des “gens” (masa) dont les principaux attributs – la mortalité, la vie sociale et cérémonielle, l’intentionnalité, la connaissance – sont en tout point identiques. Les distinctions internes à cette communauté du vivant reposent sur les caractères particuliers que l’origine mythique, les régimes alimentaires et les modes de reproduction conferent à chaque classe d’êtres, et non pas sur la plus ou moins grande proximité de ces classes au paradigme d’accomplissement qu’offriraient les Makuna. L’interaction entre les animaux et les humains est également conçue sous la forme d’un rapport d’affinité, quoique légerèment différent du modèle achuar, puisque le chasseur traite son gibier comme une conjointe potentielle et non comme un beau-frère. Les catégorisations ontologiques sont toutefois beaucoup plus plastiques encore que chez les Achuar, en raison de la faculté de métamorphose reconnue à tous: les humains peuvent devenir des animaux, les animaux se convertir en humains et l’animal d’une espèce se transformer en un animal d’une autre espèce. L’emprise taxinomique sur le réel est donc toujours relative et contextuelle, le troc permanent des apparences ne permettant pas d’attribuer des identités stables aux composantes vivantes de l’environnement.

La sociabilité imputée aux non-humains par les Makuna est aussi plus riche et complèxe que celle que les Achuar leur reconnaissent. Tout comme les Indiens, les animaux vivent en communauté, dans de longues-maisons que la tradition situe au cœur de certains rapides ou à l’intérieur de collines précisément localisées; ils cultivent des jardins de manioc, se déplacent en pirogue et s’adonnent, sous la conduite de leurs chefs, à des rituels tout aussi élaborés que ceux des Makuna. La forme visible des animaux n’est en effet qu’un déguisement. Lorsqu’ils regagnent leurs demeures, c’est pour se dépouiller de leur apparence, revêtir parures de plume et ornements cérémoniels, et redevenir de manière ostensible les “gens” qu’ils n’avaient pas cessé d’être lorsqu’ils ondoyaient dans les rivières et fourrageaient dans la forêt.

Des cosmologies analogues à celles des Achuar et des Makuna ont été décrites en grand nombre pour les régions forestières des basses terres de l’Amérique du Sud (par exemple, Brown, 1986; Grenand, 1980; Jara, 1991; Reichel-Dolmatoff, 1976; van der Hammen, 1992; Viveiros de Castro, 1986; Weiss, 1975). En dépit des différences qu’elles manifestent dans leur agencement interne, toutes ces cosmologies ont pour caractéristique commune de ne pas opérer de distinctions ontologiques tranchées entre les humains, d’une part, et bon nombre d’espèces animales et végétales, d’autre part. La plupart des entités qui peuplent le monde sont reliées les unes aux autres dans un vaste continuum animé par des principes unitaires et gouverné par un identique régime de sociabilité. Les rapports entre humains et non-humains apparaissent en effet comme des rapports de communauté à communauté, en partie définis par les contraintes utilitaires de la subsistance, mais qui peuvent prendre une forme particulière à chaque tribu et servir ainsi à les différencier. C’est ce que montre bien l’exemple des Yukuna, voisins des Makuna en Amazonie colombienne (van der Hammen, op. cit.). Comme les autres tribus du Nord-Ouest amazonien, les Yukuna ont développé des associations préférentielles avec certaines espèces animales et certaines variétés de plantes cultivées qui leur servent d’aliments privilégiés, car leur origine mythique et, pour les animaux, leurs maisons communes se situent dans les limites du territoire tribal. C’est aux chamans locaux que revient la tâche de superviser la régénération rituelle de ces espèces, qui sont en revanche prohibées pour les tribus tukano entourant les Yukuna. A chaque groupe tribal incombe ainsi la responsabilité de veiller sur les populations spécifiques de plantes et d’animaux dont il se nourrit, cette division des tâches contribuant à définir l’identité locale et le système des relations interethniques en fonction du rapport à des ensembles différenciés de non-humains.

Si la sociabilité des hommes et celle des plantes et des animaux présentent des analogies, c’est que leurs formes respectives d’organisation collective apparaissent interchangeables : bien des peuples d’Amazonie se représentent en effet les rapports entre les humains sur le modèle des relations symbiotiques entre espèces observables au sein de leur écosystème, tandis qu’ils décrivent les interrelations entre les plantes et les animaux en se servant des processus et des catégories explicites structurant leur propre vie sociale. Chez les Secoya, par exemple, les Indiens morts sont réputés percevoir les vivants sous deux avatars contrastés: ils voient les hommes comme des oiseaux oropendolas et les femmes comme des perroquets amazone (Belaunde, 1994). Organisant la construction sociale et symbolique des identités sexuelles, cette dichotomie prend appui sur des caractéristiques éthologiques et morphologiques propres aux deux espèces, dont la fonction ‘totémique’au sens large devient ainsi patente, puisque ce sont des discontinuités naturelles entre non humains qui permettent de surdéterminer une discontinuité naturelle entre humains, tout en lui donnant une signification sociale. A l’inverse, les Yagua de l’Amazonie péruvienne ont élaboré un système de catégorisation des plantes et des animaux fondé sur les relations entre espèces selon qu’elles sont définies par divers degrés de parenté consanguine, par l’amitié ou par l’hostilité (Chaumeil & Chaumeil, 1992). L’usage de catégories sociales pour définir des rapports de proximité, de symbiose ou de compétition entre espèces naturelles est d’autant plus intéressant ici qu’il déborde largement sur le règne végétal. Ainsi les grands arbres entretiennent-ils une relation d’hostilité: ils se provoquent en duels fratricides pour voir celui qui fléchira le premier; c’est également une relation d’hostilité qui prévaut entre le manioc amer et le manioc doux, le premier cherchant à contaminer le second par sa toxicité. Les palmiers, en revanche, maintiennent des rapports plus pacifiques, de type avunculaire ou de cousinage, selon le degré de ressemblance des espèces.

La diversité des indices classificatoires employés par les Amérindiens pour rendre compte des relations entre les organismes indique assez la plasticité des frontières dans la taxinomie du vivant. Car les caractéristiques attribuées aux entités peuplant le cosmos dépendent moins d’une définition préalable de leur essence que des positions relatives qu’elles occupent les unes par rapport aux autres en fonction des exigences de leur métabolisme, et notamment de leur régime alimentaire. L’identité des humains, vivants et morts, des plantes, des animaux et des Esprits est tout entière relationnelle, et donc sujette à des mutations ou à des métamorphoses selon les points de vue adoptés. Chaque espèce, au sens large, est en effet censée appréhender les autres espèces en fonction de ses critères propres, de sorte qu’un chasseur, en conditions normales, ne verra pas que sa proie animale se voit elle-même comme un humain, ni qu’elle le voit comme un jaguar. De même, le jaguar voit le sang qu’il lape comme de la bière de manioc, le singe araignée que l’oiseau cassique croit chasser n’est pour l’homme qu’une sauterelle et les tapirs dont le serpent pense faire sa proie d’élection sont en réalité des humains. C’est grâce au troc permanent des apparences engendré par ces déplacements de perspective que les animaux se considerent de bonne foi comme dotés des mêmes attributs culturels que les humains: leurs huppes sont pour eux des couronnes de plumes, leur pelage un vêtement, leur bec une lance ou leurs griffes des couteaux. L’extrême relativisme perceptif des cosmologies amazoniennes engendre une ontologie, baptisée du nom de “perspectivisme” par Eduardo Viveiros de Castro (1996), et qui dénie aux humains le point de vue de Sirius en affirmant que de multiples visions du monde peuvent cohabiter sans se contredire. Contrairement au dualisme moderne, qui déploie une multiplicité de différences culturelles sur le fond d’une nature immuable, la pensée amérindienne envisage le cosmos tout entier comme animé par un même régime culturel que viennent diversifier non pas tant des natures hétérogenes que des façons différentes de s’appréhender les uns les autres. Le référent commun aux entités qui habitent le monde n’est donc pas l’homme en tant qu’espèce, mais l’humanité en tant que condition. Que conclure de ces considérations sur la philosophie amérindienne de l’environnement? D’abord qu’il est illusoire de penser que nous pourrions nous inspirer directement des conceptions du rapport aux non-humains encore en vigueur dans certaines parties de l’Amazonie de façon à modifier notre propre rapport à la nature. Car aucune expérience historique n’est transposable et l’on voit mal comment, dans le cadre de la pensée dualiste qui est devenu le nôtre depuis plusieurs siècles, l’on pourrait revenir à des conceptions qui font des plantes et des animaux des personnes dotées d’une âme et d’une vie sociale. Les partisans les plus décidés de la Deep Ecology revendiquent certes d’octroyer des droits intrinsèques aux animaux, aux plantes et à certains éléments du paysage, mais aucun d’entre eux n’est prêt à admettre que les jaguars, les pécaris ou les singes menent une double vie à l’insu des hommes et que, derrière l’illusion de leur avatar animal, se cachent des êtres dotés d’une culture identique à la nôtre. En faisant de la nature un objet fragile dont le contrôle ne serait plus assuré par le capitalisme prédateur d’antan, mais par les techniques rationnelles de gestion des ressources propres au management moderne, les mouvements de protection de la nature ne remettent aucunement en cause les fondations de la cosmologie occidentale, ils contribuent plutôt à renforcer le dualisme ontologique typique de l’idéologie moderne. La nature devient désormais une ressource rare dont le coût de rénovation doit être internalisé dans les calculs économiques; quant à la diminution de la biodiversité, elle apparaît au moins autant comme une menace d’appauvrissement des stocks génétiques de cultigènes ou d’espèces sauvages susceptibles d’être utiles à l’homme que comme un appauvrissement de la diversité du monde.

L’idée de protection de l’environnement porte pourtant en elle, sans doute de façon non intentionnelle, les ferments d’une dissolution du dualisme qui a si longtemps marqué notre vision du monde. Car la survie d’un ensemble sans cesse croissant de non-humains, désormais mieux protégés des dommages causés par l’action humaine, devient de plus en plus subordonnée à cette même action humaine, c’est-à-dire aux dispositifs de protection et de prévention élaborés dans le cadre de conventions nationales et internationales. Autrement dit, le dualisme de la nature et de la société n’est plus étanche en ce que les conditions d’existence du panda, de la baleine bleue, de la couche d’ozone ou de l’Antarctique ne seront bientôt guère plus “naturelles” que ne sont à présent naturelles les conditions d’existence des espèces sauvages dans les zoos ou des genes dans les banques de données génétiques. La manière paternaliste dont nous envisageons la protection de la nature s’en trouvera probablement modifiée d’autant, et avec elle l’idée que le gouvernement des hommes et le gouvernement des choses relevent de sphères séparées. Une autre conclusion, plus immédiate, concerne la part que les populations tribales doivent jouer dans les politiques de préservation de l’environnement. Il s’agit non seulement de ne plus exclure ces peuples des politiques et projets de préservation concernant leurs territoires, comme on l’a trop longtemps fait; il s’agit aussi et surtout d’écouter ce qu’ils ont à nous dire de leur milieu naturel et de respecter leurs choix de mode de vie dans le présent et dans le futur. Entre la prédation aveugle qui s’abat sur de nombreuses régions de l’Amazonie, l’utopie mystique de certains courants new age et l’écologie gestionnaire des mouvements de protection de l’environnement, une autre voix doit se faire entendre. Celle du chaman yanomami Davi, par exemple, lorsqu’il déclare: “Nous, nous n’utilisons pas la parole ‘environnement’(meio ambiente). On dit seulement que l’on veut protéger la forêt entière. ‘Environnement’, c’est la parole d’autre gens, c’est une parole de Blancs. Ce que vous nommez ‘environnement’, c’est ce qui reste de ce que vous avez détruit” (cité par Albert, 1993, p. 366). Une remarque d’une terrible lucidité, qui met à nu la bonne et la mauvaise conscience de l’Occident dans son rapport à une nature-objet constamment partagé entre un discours conservationniste et un discours productiviste. Une remarque que nous aurions tort de négliger car elle porte en elle la critique de nos plus chères illusions en même temps qu’un appel à mieux écouter la diversité foisonnante du monde et de ceux qui le rapportent.

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